ENSEMBLE(S), mission presque impossible ?

La newsletter avec des réflexions, de l'action et de l'inspiration pour sortir de nos bulles et (re)trouver le goût des autres

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Par Clara Delétraz
25 juin · 12 mn à lire
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ENSEMBLE(S) : apprendre à se parler vraiment, en dehors de nos bulles d'opinions politiques

Cette semaine, je me suis lancée un défi : engager des discussions politiques sincères et constructives avec des inconnus et des proches avec qui je ne suis pas d’accord. Et si dans les semaines à venir, c’était notre meilleure arme (de construction massive) ?


Cher·es ami·es, cher·es inconnu·es,  

Je me demande comment vous avez vécu ces 10 derniers jours chargés politiquement. Je me demande dans quel “ camp “, “ sous-camp ”, “ sous-sous-camp “  vous vous reconnaissez le plus. Je me demande si VOUS ET MOI, on pense un peu la même chose, beaucoup ou pas du tout. 

Pour ma part, j’ai d’abord passé beaucoup de temps en ligne, sur les réseaux sociaux et dans mes différents groupes Whatsapp à échanger réactions, émotions, analyses, supputations. J’en avais besoin.

Et puis je me suis rappelée que j’avais lancé une newsletter pour nous inciter à sortir de nos bulles et mener une enquête autour d’une question (comment un groupe de gens que tout semble séparer devient un collectif qui réussit à accomplir des choses ensemble ?) qui résonne sacrément avec ce qui se passe. 

Alors, je me suis dit que s’il y avait bien un moment où c’était important de sortir de nos bulles, c’était MAINTENANT. Et qu’il allait falloir m’appliquer à moi-même ce que je racontais et tester des choses très concrètes dans les prochaines semaines. 

Le problème, c’est que je n’ai pas l’âme d’une militante. J’ai beaucoup d’admiration pour celles·eux qui arrivent à le faire mais faire du porte à porte, du tractage, des affiches, mobiliser sur les réseaux sociaux etc. : je sens que j’ai du mal, pour l’instant en tous cas. Alors, que faire ? 

Tandis que je me posais cette question, je suis tombée sur cette phrase de l’anthropologue David Le Breton qui m’a touchée : 

On n’a jamais autant communiqué et en même temps si peu parlé ensemble 

Suivie quelques jours plus tard de celle de Lola Lafon qui disait : 

Sait-on encore se parler, penser à la 1ère personne du pluriel ?

La question mérite non seulement d’être posée mais aussi, il me semble,  d’être adressée à l’heure où 91% des gens en France ont l’impression que dans notre société, “ il n’est plus possible de débattre sans que cela ne tourne au dialogue de sourds, voire à l’affrontement ” [1].

Et si SE PARLER vraiment des sujets politiques qui nous concernent tous, qui fâchent parfois, entre gens qui n’appartiennent pas aux mêmes ensembles ou qui ne partagent pas la même vision  du monde, était l’arme de construction massive[2] la plus efficace qu’on ait ? Si on n’est pas capable d’avoir une discussion politique constructive à 2 ou à quelques-uns, comment pourrait-on y arriver à l’échelle de la société ? 

Alors, ça peut paraître un peu naïf ou anecdotique (je vous raconte dans cet épisode pourquoi je ne crois pas que ce le soit), mais c’est ce que je fais depuis la semaine dernière. Je parle de la manière dont je vis ce qui se passe politiquement à des gens autour de moi :

  • à des personnes que je croise souvent mais avec qui je ne parle pas ou peu, à part les banalités d’usage (par exemple certains parents d’élèves auxquels je n’adresse jamais la parole, certains commerçants, le gars chez qui je récupère mes colis etc.), 

  • à des gens de mon entourage avec qui on a des sujets de dissension et avec qui j’évite habituellement de parler politique, 

  • ou encore à des gens que je croise, dans le train ou dans la salle d’attente du médecin 

Ça a l’air de rien comme ça. Mais c’est hyper dur. Déjà de parler, notamment à des gens qu’on ne connait pas ou peu. Ensuite de parler de politique (c’est intime ce sujet, ça parle de notre identité et de nos valeurs. Et pour ma part, j’ai parfois l’impression de ne pas m’y connaitre “ assez “ et donc de ne pas être légitime à en parler). En plus, de le faire de manière constructive quand on n’est pas d’accord sans que ça tourne mal  🤯. Parce que je sais pas vous, mais moi, j’adore avoir raison. D’ailleurs, j’ai toujours raison 😛.

Alors pour me remettre un peu les idées en place, je me suis replongée dans des livres passionnants, j’ai fait un programme de remise en forme démocratique et j’ai contacté des gens qui savent mieux que personne comment parler vraiment de sujets sensibles. 

J’ai essayé de tirer la substantifique moelle de ce qui m’a touchée et j’en ai fait cet épisode pour comprendre pourquoi et comment parler politique de manière constructive, particulièrement quand on n’est pas d’accord ?

J’espère que ça vous sera utile à vous aussi, que ça vous donnera envie d’essayer voire de me raconter après comment ça s’est passé !

Clara


SI VOUS VENEZ DE NOUS REJOINDRE

Précédemment dans ENSEMBLE(S) :
👉 Dans l’épisode pilote : j’ai partagé avec vous mon constat (on vit tous dans des bulles alors que nos destins n’ont jamais été autant liés et qu’on a d’immenses défis devant nous), ma conviction (c’est le problème fondamental du monde d’aujourd’hui qui nous empêche d’avancer. Mais du coup c’est aussi la solution), ma question (comment un groupe de gens que tout semble séparer devient un collectif qui réussit à accomplir des choses ensemble ?) et ma démarche (je me suis lancée dans une enquête faite d’expériences personnelles comme cette semaine et d’explorations terrain à la rencontre d'ensembles de gens hétéroclites qui arrivent à accomplir des choses ENSEMBLE : jury d’assises, convention citoyenne, Alcooliques Anonymes, justice restaurative, une école etc.), mon objectif (en faire un livre ou un film mais surtout trouver des pistes d’action concrètes à l’échelle individuelle et collective). Si vous venez de nous rejoindre et si ce n’est pas encore fait, je vous recommande de le lire pour comprendre ce qu’on va faire ensemble  ! 
👉 Déjà 4 épisodes que vous pouvez retrouvez ici.


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Dans chaque épisode : 🔧 1 action, 💡1 réflexion concrète pour faire un pas de côté, 💌 1 contribution

🔧 1 ACTION : cette semaine je vous propose l’action suivante → parler de notre situation politique avec (au choix, en fonction de ce qui est le plus envisageable pour vous) : 
- une personne parmi vos proches ou connaissances (famille, amis, voisins, etc.), avec qui vous savez que vous ne votez a priori pas pareil
- OU une personne que vous croisez dans les prochaines semaines (dans les transports, dans un taxi, avec un commerçant, un client etc.) qui ne vous semble pas appartenir à votre “ bulle ” (pas besoin de chercher à rationaliser pourquoi).

💡 1 RÉFLEXION CONCRÈTE : pourquoi et comment avoir des vraies discussions politiques avec des gens qui ne sont pas dans notre bulle d’opinion.
- C’est une arme de construction massive face à la polarisation, sachant qu’il faut bien distinguer la polarisation idéologique (qui a baissé ces dernières années) et la polarisation affective (qui a augmenté)
- S’ils elles sont bien menées, ces discussions ne sont pas aussi désagréables qu’on l’anticipe souvent et font même beaucoup de bien. 
- Les points clefs pour que ce soit constructif : 

👉 Se parler en vrai, pas sur les réseaux ou par messages
👉 Ne pas chercher à convaincre
👉 Commencer par brancher la prise pour que le courant passe
👉 Poser de (vraies) questions
👉 Ne pas partir du principe que l’autre est demeuré, malveillant ou aveugle

Pour découvrir le pourquoi et le comment de tout ça avec des exemples concrets, rdv dans l’épisode ci-dessous !

💌 1 CONTRIBUTION : en voici 2 au choix 

- Partager cet épisode (simplement en transférant ce mail) s’il vous a été utile car c’est uniquement comme ça que le projet grandit. Aujourd’hui on est près de 1400 en 4 semaines, c’est une bonne base pour lancer un mouvement qui fait éclater nos bulles et retrouver le sens du collectif. Mais on a besoin de l’amplifier, surtout vu notre contexte !
- M’envoyer vos réactions à cet épisode et surtout vos retours d’expériences si vous relevez (ou avez déjà relevé) le défi de l’action de cette semaine, en espérant que vous serez nombreux·ses à essayer !

J’en profite pour vous remercier : vous avez été 47 à réagir et contribuer à l’épisode 4 “ notre quête de bien-être individuel contribue-t-elle à notre malaise collectif ? “ J’ai déjà pu l’améliorer et l’enrichir en vue de le publier sous forme de livre.


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C’est parti pour l’épisode complet !

Ce mail sera coupé avant la fin. Pour ne pas être interrompu·e, lisez-le directement dans votre navigateur ICI

Bon, on ne va pas se mentir, quand j’ai commencé à me dire que j’allais avoir des discussions politiques avec des gens hors de ma bulle, je me suis aussi dit  : “ T’as déjà pas beaucoup de temps et d’énergie en ce moment, pourquoi tu t’imposes ça ? Et puis, qu’est-ce que ça va changer ? “

Mais je me suis lancée. Une des premières discussions que j’ai eues est aussi une des plus intéressantes : c’était avec le gars de l’épicerie à côté de chez moi, chez qui je récupère mes colis. Autant vous dire que… 

Ça ne s’est pas passé comme je l’avais imaginé…

En 2 mots, quand j’ai commencé à lui poser des questions sur ce qu’il pensait de ce qui nous secouait politiquement, il m’a expliqué que lui, de toute façon, ne votait pas car il était étranger. Que ses parents, eux, avaient la nationalité mais qu’ils n’étaient pas allés voter parce que “ ça ne servait à rien ”. Heureuse de pouvoir me draper dans ma vertu de citoyenne engagée, je me suis alors lancée dans un grand discours en mode “ il faut les convaincre, chaque voix compte. Surtout pour vous qui êtes étranger, blabla ”. Puis j’ai lu sur son visage qu’il y avait un quiproquo, que je pouvais tout de suite rendre l’antenne : s’il le pouvait, il voterait RN…

Heureusement que je m’étais préparée avant, sinon je crois que j’aurais juste passé mon chemin.

J’ai eu beaucoup d’autres discussions politiques ces derniers jours : avec des gens de “ ma sphère ” avec qui j’avais des divergences mais aussi avec la plupart des gens que j’ai croisés. Au parc, dans le bus, dans la salle d’attente de ma kiné, avec ma kiné, avec un chauffeur de taxi etc.

Il y a eu des discussions inspirantes, d’autres déroutantes voire dérangeantes au départ comme avec  “ le gars de l’épicerie “ (et qui est devenu “ A.” puisque maintenant je connais son prénom). Mais à chaque fois, contre toute attente, ça m’a donné de l’énergie. Et bien plus de foi en l’Humanité que quand je traine sur les réseaux sociaux ou que je ressasse les mêmes inquiétudes avec “ les miens ”. Ce n’est pas juste que je suis bien tombée. Plusieurs recherches montrent que discuter de sujets politiques controversés avec des gens avec qui on est en désaccord n'est pas aussi désagréable qu'on a tendance à l’anticiper. Voire que dans la plupart des cas, c’est gratifiant et ça renforce les liens sociaux[3].

Mais plus encore, je crois que c’est une arme, une arme de construction massive.

Se parler vraiment : une arme de construction massive face à la polarisation

Le think tank Destin Commun explique bien que nos sociétés occidentales ne sont pas tant polarisées idéologiquement (en réalité la polarisation idéologique a diminué depuis la fin de la guerre froide) qu’affectivement[4]. La polarisation affective, c’est le degré d’animosité et d’émotions négatives entre les différents groupes qui composent une société. C’est quand par exemple aux État-Unis, 2/3 des partisans de chaque parti voient le parti opposé comme une  “ grave menace pour les États-Unis et son peuple ”[5]. Ou encore,  c’est le degré d’hostilité en ce moment en France entre des gens qui parfois partagent 90% des mêmes idées.          

Dans une société polarisée affectivement ou divisée, le problème, ce sont les rapports qu’on entretient avec les autres avant même les idées. Alors comment réparer ces liens ? 

C’est la question que s’est posé le célèbre psychologue Gordon Allport dans les années 60 en Afrique du Sud en plein apartheid. Son hypothèse est simple : il faut du contact. Et il faut se parler. 

La “ théorie du contact “ d’Allport a été un choc en Afrique du Sud : voilà un savant qui pensait que l’apartheid était, non pas la solution, mais la cause de tous les problèmes. 

Si je vous raconte ça, c’est que j’aimerais évoquer une discussion entre Nelson Mandela et le général Constand Viljoen (chef des forces armées sud-africaines et fervent défenseur de l'apartheid) qui a fait basculer le cours de l’Histoire en évitant une guerre civile sanglante. En 1993, ils se rencontraient pour la 1ère fois, secrètement et à l’initiative de Nelson Mandela :  les 2 “ opposants “ n’avaient jusque là jamais été au contact l’un de l’autre. 

L’historien Rutger Bregman raconte dans Humanité [6] comment cette discussion sincère et respectueuse malgré leurs profondes divergences a été un moment crucial à la suite duquel Viljoen a décidé de déposer les armes et de participer aux élections avec son propre parti. Le contact entre les 2 hommes ne s’est jamais rompu. Comme le raconte le frère de Viljoen : “ Nelson Mandela a pris son bras et ne l’a plus lâché “

Mandela et Constand Viljoen

Alors évidemment, nous ne sommes pas en Afrique du Sud, notre contexte est bien différent de celui de l’apartheid et ni vous ni moi ne sommes Nelson Mandela ! Mais la théorie du contact et cette discussion entre Mandela et Viljoen rappellent bien, il me semble, combien se parler, c’est contribuer à la construction de la société. 

Se parler de manière constructive quand on n’est pas d’accord n’a rien d’évident

A priori on croit tous qu’on sait. Et quand ça part en vrille, c’est que l’autre n’a rien compris de toute façon, pas vrai ;) ?

On en est tous un peu là : “ parler ”, ça nous parait naturel. On fait ça depuis qu’on a 2-3 ans. Mais “ SE parler ”, c’est encore autre chose et ça n’a rien d’évident. On ne l’apprend nulle part. Et la manière dont fonctionne notre société ne nous incite pas vraiment à le faire. Encore moins de sujets controversés et de manière constructive. 

Alors pour me préparer et reprendre les bases, j’ai ressorti des livres passionnants (Why good people are divided by religion and politics du chercheur en psychologie politique et sociale Jonathan Haidt et The Power of Strangers du journaliste Joe Keohane). J’ai fait un programme de remise en forme démocratique (par Makesense). Et j’ai appelé Georgie Nightingall, grande spécialiste de la conversation, que j’ai rencontrée à Londres en participant à une formation géniale qu’elle animait pour apprendre à parler à des inconnus. Georgie vient de lancer une nouvelle formation pour apprendre à transformer les conflits en connexions.

Voilà ce que j’ai retenu de tout ça, de manière non exhaustive, et qui m’a effectivement aidée à avoir de chouettes discussions.

(Je précise à toutes fins utiles que ces fondamentaux sont applicables pour tous types de discussions à forte propension de partage en vrille sur des sujets sensibles, et avec n’importe qui autour de vous).

1. Se parler EN VRAI plutôt qu’en ligne 

70% de la communication est non verbale (Mehrabian, 1971), c’est-à-dire que ce que nous disons avec les mots ne représente qu’une infime part (30%  donc) de ce que nous essayons d’exprimer. Conséquence : c’est plus facile de se comprendre et ça part moins facilement en vrille quand on est face à face. Un sourire, un hochement de tête, les gradations de la voix, les expressions du visage permettent d’apporter de la nuance et d’atténuer les malentendus. 

Rappelons-nous aussi que les réseaux sociaux ne sont pas le bon endroit pour comprendre les gens qui ne font pas partie de nos bulles et encore moins pour échanger avec eux. Pourquoi ? La sociologue Zeynep Tüfekçi explique qu’ils ressemblent à un stade de foot [7] : de chaque côté, les supporters se ressemblent et forment un groupe soudé. Chaque groupe entend l’autre crier. C’est cette double circonstance (être entouré des siens et entendre ses adversaires) qui décuple l’ardeur à crier plus fort. Vous vous imaginez avoir une discussion constructive dans un stade ? 

2. Ne pas chercher à convaincre

C’est contre intuitif. Pour comprendre pourquoi, c’est intéressant de savoir comment se forment les opinions politiques. 

Jonathan Haidt explique aussi que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, on ne construit pas nos opinions morales et politiques de manière rationnelle. Elles se forment sur la base de nos intuitions, puis on se sert de la raison pour les justifier ou les post-rationaliser. En termes de morale et de politique, la raison agit comme une avocate ou un politicien plutôt que comme un chercheur ou un juge ou un scientifique en quête de la vérité. Ces “ intuitions ” sont largement influencées par les valeurs et les normes du groupe auquel nous nous identifions (en gros, on forme nos opinions pour être raccord avec notre groupe social)

Plusieurs conséquences : 

  • Nous avons tous une chance proche de zéro de réussir à convaincre avec des arguments rationnels quelqu’un qui appartient à un groupe différent du nôtre, surtout si on va contre ce qui le/la relie à son groupe d’appartenance.

  • La seule manière de faire bouger l'autre c’est de commencer par essayer de le comprendre (au lieu de chercher à le convaincre), et de se connecter à ses intuitions, émotions et valeurs (au lieu de faire valoir les nôtres). Puis de partager comment ces propos résonnent aussi en nous, ne serait-ce qu’un tout petit peu, même si notre cheminement nous amène à des conclusions très différentes.

3. Commencer par brancher la prise pour que le courant passe

Doc Brown dans Retour vers le futur

Dit autrement : que ce soit avec quelqu’un qu’on connait bien ou pas du tout, commencer par créer du lien avant de parler des sujets sensibles, sinon c’est le fiasco assuré.

Concrètement, comment ?

👉 Toujours essayer de trouver ce qu’on a en COMMUN, ce qui nous RASSEMBLE avant d’aller vers ce qui vous DIVISE : et continuer à le faire tout au long de la discussion. C’est même en quelque sorte, un des enjeux de la discussion, trouver tout ce qu’on partage en même temps que tout ce qui nous fait diverger.

Pour démarrer avec quelqu'un que vous ne connaissez pas ou peu, ça peut sembler plus compliqué mais il y a toujours quelque chose à trouver. Et la météo peut tout-à-fait fonctionner : après tout, vous êtes au même endroit et il fait le même temps…

Dans mon exemple avec A., que je ne connaissais pratiquement pas, c’est exactement ce que j’ai fait. Je l’ai branché sur la météo, qu’on n’en peut plus tout ça tout ça… 

Nelson Mandela, lui, n’a pas parlé météo à Viljoen. Déjà, il s’est adressé à lui en afrikaans. Ensuite il lui a demandé s’il voulait du thé, s’il prenait du lait et du sucre avec et l’a servi lui-même. Puis il a évoqué les similitudes entre la lutte pour la liberté menée par la famille Viljoen contre les britanniques 100 ans avant et sa propre lutte contre l’apartheid. La prise était branchée.

👉 Demander la permission à lancer la discussion sur un sujet pour que l’autre se sente libre d’accepter ou non et soit donc plus engagé ensuite : 

Dans mon exemple toujours avec A., j’ai dit : “ je peux vous poser une question qui va vous paraître bizarre / très personnelle ? Vous pensez quoi de ce qui se passe depuis les élections européennes? “

👉 Parler de soi (de ses ressentis, de ses motivations) : 

J’ai embrayé sur “ Je vous demande parce que moi, ça m’inquiète tout ça. Et que j’aimerais bien savoir ce que les gens autour de moi en pensent “. 

4. Poser de (vraies) questions

L’enjeu c’est d’être sincèrement curieux de comprendre pourquoi l’autre pense ce qu’il pense avant d’expliquer pourquoi on n’est pas d’accord. Poser des questions pour comprendre son histoire, ses motivations, sa manière de raisonner. Même avec les gens qu’on connait bien ou qu’on pense bien connaître, ça vaut le coup de le faire (et ça pourrait bien vous surprendre !). 

Par exemple : qu’est-ce que vous pensez de ce qui se passe en ce moment ? Vous prévoyez d’aller voter ? C’est quoi vous, qui vous préoccupe dans cette élection ? Pourquoi vous dites ça ? Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? etc.

Attention aux fausses questions ni vu ni connu : les questions fermées (oui / non) et les questions biaisées / dont vous pensez connaître la réponse (tu crois vraiment que… ? Comment tu peux dire ça ? tu ne penses pas que… ?). C’est rassurant et ça peut soulager mais soyons clairs, ça ne sert pas à grand-chose, voire c’est contre-productif.

Avant d’embrayer sur vos convictions et vos arguments, ça peut être pas mal de re-demander la permission avec une question du type “ je peux partager avec toi / vous un point de vue différent ? ”

5. Ne pas partir du principe que l’autre est demeuré, méchant ou aveugle 

Quand on n’est pas d’accord, surtout sur des sujets qui impliquent nos valeurs et notre identité, on peut vite trouver les positions de l’autre absurdes. 

En l'occurrence c’est ce qui m’a traversée dans ma discussion avec A. : soutenir le RN quand on est soi-même étranger ? 

Notre ami Jonathan Haidt explique pourquoi les classes populaires américaines semblent voter contre leurs intérêts en soutenant les Républicains voire Trump aujourd’hui. Non, ils ne sont pas nécessairement “ dupés ”, comme le supposent souvent les Démocrates. Jonathan rappelle que nos opinions sont principalement formées par des intuitions morales innées plutôt que par un raisonnement rationnel. 

Ces intuitions morales sont façonnées par 6 fondements moraux universels que nous avons tous et toutes mais avec des poids différents :

1-Soin / Protection des victimes, compassion
2-Justice / Équité et sens de la réciprocité 
3-Loyauté / Appartenance à son groupe social
4-Autorité / Respect des traditions
5-Pureté / Sainteté (pureté spirituelle)
6-Liberté / résistance à l'oppression et défense de l'autonomie individuelle.

Jonathan affirme que de manière générale, les progressistes accordent plus d'importance aux 2 premiers fondements (soin et équité), tandis que les conservateurs valorisent davantage les 4 autres (loyauté, autorité, pureté, liberté). Ça expliquerait en partie pourquoi certains votent contre leurs intérêts économiques : leurs choix politiques sont guidés par des intuitions morales liées à la loyauté envers leur groupe, au respect de l'autorité et des traditions plutôt que par des considérations purement rationnelles liées à leur situation économique.

Probablement que c’est, entre autres, quelque chose dans ce goût-là qui se joue pour A. quand il me parle de “ tous ces gens autour de lui qui ne bossent pas ”, “ qui ne respectent plus la police ” etc.

A la fin, je n’étais pas plus d’accord avec lui, mais au moins sachant ça, je ne suis pas partie du principe qu’il était aveugle et on a pu continué à discuter.

J’imagine que lui non plus n’était pas plus d’accord avec moi. Mais maintenant la prise de courant est branchée entre nous. Son visage qui me semblait si fermé s’éclaire d’un chouette sourire quand j’y vais. Et on va continuer à discuter…

-

Donc, on récapitule, pour se parler vraiment avec des gens hors de nos bulles d’opinions, on n’oublie pas de :
👉 Se parler en vrai, pas sur les réseaux ou par messages
👉 Ne pas chercher à convaincre
👉 Commencer par brancher la prise pour que le courant passe
👉 Poser de (vraies) questions
👉 Ne pas partir du principe que l’autre est demeuré, méchant ou aveugle

Tout ça vous parait peut-être évident quand vous le lisez. Tout l’enjeu est d’essayer de le faire pour de vrai… J’espère que ça vous aura donné envie dans les semaines à venir d’aller parler, parler, et encore parler à des gens hors de vos bulles d’opinion. Sans chercher à les changer mais au contraire avec l’intention d’en sortir vous-même légèrement différent·e.

Un petit pas pour chacun de nous, mais je crois, un grand pas pour l’Humanité 🔥…


A priori dans 2 à 3 semaines, je vous raconte mon exploration d’un groupe de gens que tout semble séparer qui réussissent à accomplir des choses ENSEMBLE(S) : les jurys d’assises !

J’ai déjà interviewé un Président de Cour d’Assises, des jurés, une romancière qui a écrit La Jurée (Claire Jehanno) et dès la semaine prochaine, je vais assister à un procès pour traite d’être humain commise en bande organisée.

Je cherche en particulier des contacts de personnes qui ont été jurés qui n’appartiennent pas à ma bulle (métropolitaine, CSP+). Si vous en connaissez, je suis preneuse d’une mise en contact ! Merci à vous !

On vous a transféré l’e-mail ? Inscrivez-vous pour ne pas louper le prochain


💌 Si vous avez aimé cet épisode, partagez-le par simple transfert de mail ! On va avoir besoin de se parler dans les semaines à venir, je crois… Et puis, c’est uniquement comme ça que le projet grandit.

💌 Envoyez-moi vos réactions à cet épisode (j’ai tellement besoin de vos retours, surtout au démarrage de cette aventure) et aussi vos retours d’expériences si vous relevez (ou avez déjà relevé) le défi d’une des 2 actions, en espérant que vous serez nombreux·ses à essayer !

Mercis par 1000 !


🙏 MERCI QUI ? 🙏
Je voudrais remercier Georgie Nightingall pour sa précieuse contribution, Laura Roguet de Besoin d’Espace pour le travail dans cette période qu’elle fait et les ressources qu’elle m’a donné.
Et bien sûr, mes brillants relecteurs toujours bienveillants, jamais complaisants: Stéph, Judith, Maria, Carole, Jerem, Mathieu.

Last but not least, Flora pour la créa que j’adore. Je ne saurais trop vous la recommander flob-graphics.eu


[1] Pour reprendre cette expression que j’ai entendue à l’Institut des Futurs Souhaitables, une école de prospective

[2] Le regard des français sur les medias et l’info, IFOP, juin 2021

[3] La recherche a été menée par des chercheurs de l'Association for Psychological Science qui ont réalisé des expériences impliquant près de 200 participants discutant de sujets politiques et religieux controversés, en face-à-face ou en ligne, pour évaluer leurs sentiments avant et après les discussions, révélant que les participants sous-estimaient systématiquement la positivité de ces interactions, surtout lorsqu'ils étaient en désaccord avec leur partenaire

[4] Arndt Leininger et Felix Grünewald, « Ideological and Affective Polarization in Multiparty Systems », SocArXiv, 11 août 2023. 

Ainsi que Diego Garzia, Frederico Ferreira da Silva et Simon Maye, « Affective Polarization in Comparative and Longitudinal Perspective », Public Opinion Quarterly, vol. 87, n°1, 2023, pp. 219-231

[5] Kalmoe and Mason

[6] Rutger Bregman, Humanité, p.380